Rita Thapa, architecte visionnaire du système de santé maternelle népalais
Retour sur une carrière exceptionnelle

La Pr. Rita Thapa est une figure majeure en matière de santé publique, reconnue internationalement comme l’architecte des systèmes de santé maternelle et infantile du Népal. Infatigable défenseuse des droits reproductifs et de l’autonomisation des femmes, son programme de “femmes volontaires en santé communautaire” (female community health volunteers, ou FCHV) reste un pilier central du système de santé du pays.
Dans cet entretien pour The Fifth Wave Institute, Pr. Thapa revient sur six décennies de travail transformateur en santé maternelle, infantile et communautaire. Elle évoque les origines des FCHV, son combat pour intégrer planning familial et santé maternelle, et la lutte vers la légalisation de l’avortement en 2002 – autant d’avancées qui ont fait du Népal un modèle mondial en matière de réduction de la mortalité maternelle.
Cet entretien est le troisième de notre série inaugurale sur le soin périnatal. Retrouvez les autres ici et là.
Qu’est-ce qui vous a menée vers la santé maternelle et infantile ?
Ce que j’ai vu dans la première maternité du Népal, dans les années 1960. Des femmes arrivant avec des grossesses non désirées à répétition, souffrant de complications dues à des avortements clandestins et dangereux. Des femmes se sentant impuissantes, incapables de faire leurs propres choix reproductifs.
Je sortais tout juste de mes études de médecine, et j’ai naïvement demandé à l’une d’elles : “Pourquoi voulez-vous toujours tomber enceinte ?” Elle a marqué une pause, avant de répondre : “Docteur, on n’est pas comme vous. On fait ce que veulent nos maris.” J’ai compris que beaucoup de souffrances pourraient être évitées si seulement on donnait à ces femmes accès à des services de planning familial, même basiques.
En 1964, malgré l’avertissement de mon supérieur selon lequel la santé publique n’offre “ni argent ni glamour”, j’ai pris la tête du premier programme intégré de santé maternelle et infantile et de planification familiale du Népal. Ce fut difficile : nous devions tout construire de zéro, et très peu de personnes impliquées avaient une expérience utile. J’ai dû me battre contre le représentant d’un fonds de développement étranger pour réaliser ma vision : intégrer les composantes santé maternelle et infantile (MCH) et planification familiale (FP) en un seul département. Mais je suis terriblement fière de tous les changements qu’a initié ce premier programme.
Vous avez été à l’origine du programme de “femmes volontaires en santé communautaire”, aujourd’hui célèbre. Comment l’avez-vous mis en place ?
Une fois le département MCH-FP bien établi, renforçant les arguments en faveur d’une plus grande intégration des systèmes, j’ai dirigé un projet national pour la santé primaire. Ce projet était une priorité clé du premier plan de santé à long terme (1975-1990) du gouvernement népalais, déclenché par une résurgence inquiétante du paludisme et d’autres maladies infectieuses, ainsi que par des taux alarmants de mortalité maternelle et infantile. Mon mandat consistait à unifier cinq programmes verticaux – santé maternelle et infantile, variole, paludisme, tuberculose et lèpre – sous une même administration, afin de fournir un ensemble intégré de soins de base.
C’était un peu une ‘mission impossible’, d’autant qu’une fois de plus, les responsables des cinq programmes verticaux s’opposaient farouchement à l’approche intégrée. J’ai persévéré, et on est parvenus à unifier des milliers de soignants issus des cinq programmes, en affectant un soignant dédié par village pour garantir une couverture complète. Cependant, nous avons vite réalisé qu’une seule personne ne pourrait pas assurer l’ensemble des services de base. L’ensemble du programme était menacé d’échec.
Je me suis alors remémoré une scène de 1968. J’étais dans un village d’Ilam pour y établir un centre de planning familial. Une mère désespérée est arrivée à minuit avec un bébé gravement déshydraté, apathique. Je n’avais rien sous la main pour l’aider – le centre n’était pas encore meublé. Mais en tant que médecin, je devais agir.
Sans grand espoir de succès, je lui ai rapidement conseillé de préparer une solution de réhydratation orale à base d’eau bouillante, de sucre et de sel trouvés dans sa cuisine, et de la donner à son bébé tout en l’allaitant par intermittence. Cela allait à l’encontre des croyances populaires de l’époque interdisant de faire boire les enfants souffrant de diarrhée – la principale cause de mortalité infantile à l’époque. Je me suis couchée, craignant que la petite fille ne survive pas.
Le lendemain matin, j’ai ouvert leur porte… et trouvé l’enfant jouant et babillant sur les genoux de sa mère. Presque un miracle. C’était une illustration concrète de ce que le Professeur Carl Taylor m’avait enseigné à Johns Hopkins : les mères sont les premières soignantes. Cette femme avait accepté de me faire confiance contre l’avis général, et fait ce qu’il fallait pour sauver son enfant. Peut-être pouvait-elle transmettre ce savoir à d’autres.
Nous avons décidé de capitaliser sur le rôle et les compétences des femmes au sein de leurs communautés en formant une “leader de santé” (community health leader, ou CHL) par village. Ces femmes prendraient en charge l’essentiel de l’éducation sanitaire et de la prévention au niveau local : distribution de contraceptifs, mise en place de vaccinations, enseignement des techniques de réhydratation orale et promotion des pratiques d’accouchement hygiéniques pour éviter les infections.
Elles seraient également responsables de signaler les cas de maladie au centre de santé le plus proche. Ainsi, le personnel médical pourrait se concentrer sur les soins cliniques, tandis que nos CHL atteindraient chaque maison de leur périmètre.
Le concept était solide, mais il fallait l’étayer par des preuves scientifiques pour surmonter les défis politiques à venir.
En 1978, nous avons lancé un programme pilote de formation des CHL. Nous avons conçu une description de poste et un manuel de formation, utilisant un modèle échelonné : une session initiale de 12 jours, suivie d’une journée par mois au poste de santé local pendant le reste de l’année. Les femmes recevaient une compensation pour chaque journée de travail perdue – environ 50 roupies, soit 4 dollars à l’époque.
L’évaluation a montré des améliorations significatives dans la prestation des services : les CHL remplissaient leur rôle comme prévu. Encouragée par ces retours positifs, j’ai soumis une proposition au ministère de la Santé, demandant un financement pour former une CHL par centre de santé dans le pays. Pendant un mois, aucune réponse. Je suis allée voir le ministre, qui m’a dit : « Je vous croyais intelligente, et à présent vous voulez placer une femme ‘leader’ dans chaque village. Combien de chefs faut-il à un si petit pays, Dr Thapa ? Un seul ne suffit-il pas ? »
J’ai compris les sous-entendus politiques. Dans mon enthousiasme, j’avais presque oublié que le Népal était alors sous une monarchie absolue. Une cheffe par village sonnait comme une insurrection en puissance. J’ai retiré ma proposition et renommé les CHL « femmes volontaires de santé communautaire ».
J’aimais bien le premier nom, c’était une façon de rendre hommage au leadership des femmes dans leurs communautés. Mais qu’importe. Je suis retournée voir le ministre et ai obtenu une approbation immédiate.
C’est ainsi que le programme a commencé, par nécessité et avec détermination. Je n’aurais jamais imaginé qu’il grandirait jusqu’à compter 50.000 volontaires, récemment décorées aux championnats de santé publiques de l’Asie du Sud-Est. C’est profondément gratifiant.
Les FCHV animent chaque mois un « Groupe de mères » pour partager des informations sur la santé et coordonner les efforts de prévention. Quelle est l’histoire de ces groupes ?
Les Groupes de mères sont nés de siècles d’oppression patriarcale au Népal. Ils ont d’abord émergé sous forme de groupes informels, se réunissant dans les villages pour discuter de moyens d’améliorer la vie des femmes locales. Aujourd’hui, ce sont de vraies associations structurées qui portent des plaidoyers à l’échelle nationale sur la santé maternelle et les violences domestiques, mais aussi l’agriculture, la microfinance et la pacification. Je me souviens les avoir sollicités pour identifier et recruter des mères motivées en tant que FCHV. Ce sont de véritables foyers de changement dans le pays. Franchement, elles devraient former un parti politique.
Le Népal a légalisé l’avortement en 20021, alors que des pays voisins comme le Sri Lanka, le Pakistan ou le Bhoutan le restreignent encore largement aux cas où la vie de la mère est menacée. Comment expliquer cette exception ?
Par l’activisme, la recherche et la démocratie.
Les débats autour de l’avortement étaient déjà en cours lorsque j’ai commencé ma carrière, notamment grâce au travail des militantes pour les droits des femmes. C’était un combat dangereux : même avant l’ère Panchayat2, des activistes étaient emprisonnées pour avoir milité en faveur de la scolarisation des filles, et des femmes écopaient de peines draconiennes pour avoir sollicité des avortements – dont beaucoup tombées enceintes suite à un viol.
Plusieurs études à grande échelle ont ensuite exposé au grand jour l’ampleur de l’urgence sanitaire. L’une d’elles a montré que jusqu’à 50 % des décès maternels dans les hôpitaux étaient dûs à des complications liées à l’avortement ; d’autres qu’un cinquième des femmes dans les prisons népalaises avaient été condamnées pour avoir pratiqué ou subi un avortement.
La fin de l’ère Panchayat a ouvert davantage de portes au changement. La nouvelle liberté des médias a permis à diverses chaînes de télévision et journaux de diffuser des informations sur les droits des femmes et l’avortement. Enfin, après des allers-retours législatifs, le gouvernement a adopté le 11e amendement du Muluki Ain3, garantissant le droit d’interrompre une grossesse jusqu’à 12 semaines, ou 18 semaines en cas de viol ou d’inceste.
Des milliers de femmes furent libérées de prison. Ce fut une étape historique. Avec les autres avancées en matière de santé maternelle, la légalisation de l’avortement a contribué à la forte baisse de la mortalité maternelle. Pour donner une idée, il y avait environ 1 500 décès pour 100 000 naissances vivantes dans les années 1970 ; en 2000, ce chiffre était tombé à moins de 500. Et en 2023, il était de 142 – une baisse de 70 % en moins de vingt-cinq ans. C’est encore trop, mais on revient de loin.
Vous avez fondé la Bhaskar-Tejshree Memorial Foundation, nommée en l’honneur de votre fils Bhaskar Thapa, ingénieur géologue, et de votre fille Tejshree Thapa, militante renommée des droits humains qui a contribué à faire reconnaître le viol en temps de guerre comme un crime contre l’humanité. Quels sont ses objectifs ?
La fondation est née de notre profond deuil. Nous avons perdu deux de nos enfants en pleine jeunesse. Bhaskar était un jeune homme réfléchi et attentionné – il a succombé à une crise cardiaque. Et Tejshree… Elle était différente. Elle prenait la souffrance de chacun comme la sienne. Nous avons promis de faire de notre mieux pour éviter à d’autres familles la souffrance qui a été la nôtre.
Comme dans beaucoup d’autres pays, les maladies cardiovasculaires sont aujourd’hui la première cause de mortalité au Népal, suivies d’autres maladies non transmissibles (MNT) comme le cancer, l’insuffisance rénale ou le diabète. De nombreux pays du Sud global ont longtemps lutté sans relâche contre les maladies infectieuses comme le paludisme ; une grande partie de ce combat s’est désormais déplacée vers les MNT. Nous savons qu’environ 80 % des MNT sont évitables grâce à de meilleures habitudes de vie. La malbouffe, les boissons sucrées, le tabac, l’alcool, la sédentarité et le stress sont des problèmes majeurs au Népal qui ne peuvent pas être résolus simplement en construisant plus d’hôpitaux. Nous voulions nous concentrer sur la prévention.
Au cours de la dernière décennie, nous avons développé et mis en œuvre deux initiatives phares de prévention en milieu scolaire : l’une axée sur les maladies cardiaques (dédiée à Bhaskar), l’autre sur la sensibilisation au harcèlement sexuel et aux discriminations de genre (en mémoire de Tejshree). Toutes deux sont conçues pour aider les adolescents à remettre en question les attitudes et les modes de consommation qui présentent les plus grands risques pour leur santé physique et mentale, à un âge où ces habitudes nocives ne sont pas encore trop ancrées.
Ces deux programmes font désormais partie des curriculums scolaires dans toutes les provinces du Népal. Cela me réjouit de penser que même quand je ne serai plus là, certains de ces jeunes seront devenus des adultes plus consciencieux et bienveillants.
Un dernier conseil pour les professionnels de santé publique ?
D’abord, tentez d’atteindre chaque porte. Les groupes les plus vulnérables et mal desservis peuvent être à la campagne, ils peuvent être en ville, mais essayez vraiment d’arriver jusqu’à eux.
De plus, mettez en pratique ce que l’on sait. On a tellement de connaissances éprouvées aujourd’hui, on sait que mettre l’accent sur la santé communautaire marche – pourtant, il y a toujours des réticences à donner aux gens les moyens de prendre en main leur propre santé, même pour des tâches peu techniques.
Certains des pays les plus riches du monde suppriment les financements pour la santé rurale, laissent fermer des maternités et encouragent une plus grande centralisation des soins. Le Népal dispose de bien moins de ressources, mais nous parvenons à atteindre presque tout le monde en puisant dans l’énergie et la créativité des femmes de nos communautés. Cela demande une volonté politique particulière.
Enfin : De qui prenez-vous soin, et qui prend soin de vous ?
J’ai la chance de faire partie d’une famille profondément aimante, qui inclut mon mari et notre dernière fille. Je les chéris à chaque instant. Ma belle-fille et mes petits-enfants prennent également soin de moi. Et d’une autre manière, je me sens toujours pleine d’espoir lorsque je rencontre des personnes comme vous, qui reprennent le flambeau à leur manière.
Lire aussi:
Bien que légal en théorie, l’avortement était en pratique toujours restreint à des sites et des soignants pré-approuvés, et des femmes pouvaient toujours être emprisonnées pour avoir eu recours à des avortements hors de ces limites. La loi fut graduellement relaxée au fil des années, et en 2021 le gouvernement népalais s’est engagé à une totale décriminalisation.
Le système politique en place de 1961 à 1990, pendant lequel les partis politiques furent interdits et le pouvoir exécutif placé exclusivement entre les mains du roi.
Le code civil népalais.


