Transformer le soin périnatal pour les mères immigrées
Entretien avec Rubi Rodriguez Nieto
Rubi Rodriguez Nieto est anthropologue, doula, et travaille au sein de l’association britannique Birth Companions, qui soutient les femmes enceintes, les mères et les bébés en situation de précarité. D’origine mexicaine, elle a récemment lancé RedMAMI : The Latin American Migrant Maternities Network pour lutter contre les inégalités systémiques dans les soins maternels au sein de sa communauté.
Dans cet entretien pour The Fifth Wave, elle évoque son héritage familial de pratiques de soin traditionnelles, sa dette intellectuelle envers les organisations autochtones, et des pistes concrètes pour offrir aux femmes migrantes des soins périnataux adaptés.
Traduit de l’anglais par Mélina Magdelénat.
Qu’est-ce qui inspire votre travail dans la santé maternelle ?
J’ai grandi dans une petite ville appelée Ciudad Valles, au Mexique. C’est une région culturellement riche, marquée par une forte présence de communautés autochtones. Même si je n’ai pas appris une langue indigène, nos traditions sont imprégnées de leurs pratiques culturelles.
J’ai aussi grandi dans une famille de guérisseuses, avec des méthodes peu conventionnelles pour la médecine occidentale. Je me souviens de la façon dont ma grand-mère nous soignait par le toucher, la nourriture ou les chants quand nous avions un susto, un choc émotionnel censé nuire à l’esprit et rendre vulnérable aux maladies. Ces croyances font partie de mon identité de femme métisse1.
Plus tard, j’ai quitté ma ville pour étudier l’anthropologie à l’université, où j’ai commencé à réfléchir plus profondément à la complexité de l’identité culturelle. Engagée pour la justice sociale, je me suis impliquée dans l’activisme environnemental – qui, en Amérique latine, consiste souvent à s’opposer aux mégaprojets d’infrastructure et à soutenir le droit à l’autodétermination des communautés autochtones.
Une de ces communautés que j’admire particulièrement est celle des Zapatistes. C’est un mouvement social de peuples autochtones basé dans l’État du Chiapas, au sud du Mexique. D’abord constitués clandestinement comme l’Armée zapatiste de libération nationale, leur objectif principal était de se libérer de 500 ans d’oppression coloniale et capitaliste – un processus qu’ils appellent « La Longue Nuit ». Ils se sont armés dans les années 1990 et ont commencé à reconquérir leurs terres ancestrales.
Le mouvement a maintenant plus de 30 ans. Il est structuré en opposition explicite à l’effacement, la malnutrition, la discrimination et l’exclusion des peuples autochtones de la vie politique: les Zapatistes ont donc leurs propres systèmes de gouvernance, d’alimentation, de santé et d’éducation. Récemment, ils ont levé des fonds pour ouvrir des centres chirurgicaux, car les enfants nés dans le zapatisme font désormais des études et se préparent à occuper des rôles spécialisés dans leurs communautés.
J’ai visité plusieurs fois des villages zapatistes, et je porte toujours avec moi leurs enseignements. Une de leurs devises est « Un autre monde est possible ». On veut nous faire croire qu’il n’y a pas d’alternative au système capitaliste actuel: et pourtant, après 30 ans, ils sont toujours debout, preuve qu’il est possible de faire les choses différemment. C’est de ce terreau intellectuel que viennent les principes d’organisation collective et d’autodétermination qui guident mon travail avec les mères aujourd’hui.
Vous avez finalement quitté le Mexique. Pourquoi?
À l’université, mes recherches portaient sur l’adaptation de l’agriculture autochtone face à la concurrence des grands acteurs. J’ai travaillé dans une forêt gérée par une communauté locale, où les habitants utilisaient la reforestation et d’autres techniques pour préserver leur environnement, tout en protestant contre la construction d’une autoroute sur leurs terres. Nous organisions des visites avec des écoles et des associations de la ville voisine pour sensibiliser à leur combat.
C’était il y a douze ans. À cette époque, il devenait dangereux d’être politiquement engagé, surtout pour les journalistes et les femmes, en particulier dans l’état de Veracruz où je vivais. Ma famille a reçu des menaces, certains de mes compagnons de lutte ont été agressés. J’ai donc pris la difficile décision de partir. Ce n’était pas de la paranoïa : un an après mon départ, deux critiques de Javier Duarte, le gouverneur de Veracruz, ont été assassinés lors d’un massacre atroce.
La situation s’est-elle améliorée avec la nouvelle présidente, Claudia Sheinbaum?
En partie. Les causes profondes de l’instabilité persistent : on reste proche des États-Unis et de leur surplus d’armes, on a une dette perpétuelle envers la Banque mondiale. Mais Duarte est maintenant en prison pour corruption, il y a une dynamique vers plus de justice.
Une plus grande transparence a aussi ses inconvénients : Sheinbaum est davantage scrutée, et développer un pays implique toujours des compromis. Par exemple, le projet du Train Maya est controversé : il apporte dynamisme et infrastructures dans le sud oublié, mais soulève des préoccupations environnementales majeures.
Votre fils est né au Royaume-Uni. Quelle a été votre expérience de la grossesse et des soins périnataux ?
À un moment de la vie arrive ce que j’aime appeler la « baby wave ». Quand j’ai quitté le Mexique, la plupart des gens de mon âge commençaient à avoir des enfants. J’étais dans une relation sérieuse, c’était le bon moment.
Les Zapatistes ont aussi motivé mon désir de maternité. Leur raisonnement est le suivant : ceux qui préféreraient que nous n’existions pas se reproduisent, donc pourquoi pas nous? Si nous voulons construire l’avenir auquel nous croyons, nous devons grandir en tant que communauté. Ce sentiment est particulièrement fort dans les communautés autochtones, comme pour d’autres groupes qui ont survécu à des tentatives de stérilisation forcée et d’éradication: nous ne nous laisserons pas effacer.
Je voyais des gens autour de moi avoir des enfants, et me disais, « Je ne veux pas nécessairement d’un monde où leurs enfants dirigent seuls le pays. » Nous voulons que les enfants des gens qui nous entourent participent à construire l’avenir.
J’ai eu mon fils un peu plus d’un an après mon arrivée au Royaume-Uni. Ce fut dur, isolant et très solitaire. Venant d’Amérique latine, où la culture obstétricale est profondément misogyne et violente, nos exigences en matière de soins sont basses. Au Mexique, vous ne savez rien, le médecin sait tout. Votre alimentation, votre poids, votre activité physique, tout est critiqué. Certaines femmes racontent avoir été traitées « peor que una chancla » – pire qu’une sandale.
Donc en arrivant au Royaume-Uni, j’ai été impressionnée par la NHS. C’était remboursé, je pouvais choisir ma sage-femme, elle m’écoutait vraiment. Mais l’accouchement fut une autre histoire. Je n’ai pas été suffisamment informée ni soutenue, mon histoire et mes antécédents n’ont pas été pris en compte. Même si je parlais anglais, recevoir des informations techniques rapidement en plein travail rend difficile la compréhension de ce qui se passe. Je sais aujourd’hui qu’il y avait des ressources qu’on aurait pu me proposer, des organisations vers qui on aurait pu m’orienter pour que je me sente moins seule.
Il m’a fallu des années pour admettre que mon expérience avait été dure. Je disais : «J’ai eu l’impression qu’on me roulait dessus, mais ce n’est pas grave, j’ai mon bébé!».
Le meilleur moment de cette période a été un groupe de soutien à l’allaitement. J’étais sur le point d’avoir un engorgement, mais grâce à leurs conseils, je l’ai évité. Le simple fait que quelqu’un reconnaisse que ce que je traversais était difficile, qu’ils étaient là – ça a beaucoup compté.
Plus tard, après être sortie du brouillard du post-partum, j’ai dû décider de ce que j’allais faire de ma vie. Être migrante et mère se ressemblent à cet égard : d’un côté, il faut reconstruire une carrière de zéro, et de l’autre, le corps et l’esprit doivent s’adapter à une nouvelle identité. J’ai voulu devenir consultante en lactation, mais la formation était trop longue. J’ai choisi de devenir doula.
J’ai suivi deux formations. La première était déconnectée de mes valeurs : les formatrices étaient renommées, les clientes aisées, et avoir une doula semblait être un luxe. La seconde était incroyable. La formatrice a aussi fondé l’association Doulas without Borders, et nous partagions les mêmes préoccupations : comment autonomiser une femme qui n’a jamais eu l’opportunité d’être actrice de ses propres soins médicaux ?
En tant que doula, vous proposez des soins périnataux «culturellement adaptés». À quoi cela ressemble-t-il en pratique ?
Je distingue deux niveaux de sensibilité culturelle. D’abord, prendre en compte le contexte médical duquel viennent mes clientes: l’Amérique latine a l’un des taux les plus élevés de césariennes et de violences obstétricales, et cela affecte notre relation avec les médecins.
Ensuite, intégrer le fait que la « santé » va au-delà des perceptions occidentales. Pour nous, l’hôpital est une autorité, comme l’État ou la loi. Mais à la maison, nos grand-mères, nos mères, nos tantes ont une autre vision. Par exemple, dans ma région, la santé repose sur un équilibre entre le chaud et le froid. Tout déséquilibre mène à la maladie. Si vous sortez sans manteau ou tôt le matin, votre corps est déséquilibré. Pour guérir, il faut quelque chose de chaud, comme une nourriture réconfortante. Mais cela peut aussi être la chaleur émotionnelle que transmet la personne qui prend soin de vous.
Un soin culturellement adapté doit comprendre que nous vivons entre ces deux paradigmes : les soins traditionnels à la maison et notre relation complexe avec la médecine. Je vois au quotidien mes clientes intégrer les deux dans leur conception de leur corps et de leur grossesse.
Vous venez de lancer RedMAMI, un réseau de soutien pour les femmes latino-américaines à Londres. Qu’est-ce qui a motivé sa création ?
Des discussions avec des amies sur les défis spécifiques des mères migrantes. Par exemple, une amie m’a confié que le contexte britannique ne comprenait pas ses craintes concernant la sécurité de ses filles, enracinées dans son expérience d’être une femme en Amérique latine. Nous avons commencé à échanger des histoires sur ce que c’est que d’être mère dans un pays étranger, de se sentir différente des autres lors des sorties d’école ou à la crèche.
Culturellement, nous sommes plus tactiles et physiquement proches de nos enfants : une psy m’a dit un jour que je ne fixais pas assez de limites à mon fils parce que je le laissais dormir dans mon lit de temps en temps. Nous venions tout juste de déménager, il avait 8 ans. J’ai pensé : « Je dormais dans le lit de ma mère jusqu’à bien plus tard ! »
Nous avons réalisé qu’il existe des éléments culturels essentiels dans l’éducation des enfants qui doivent être reconnus. Notre culture du soin est différente, notre façon de materner aussi, tout comme nos peurs. C’est ainsi que le groupe s’est formé: nous voulions atténuer le sentiment d’isolement, du “est-ce que mon expérience est normale?”.
En raison de notre relation particulière avec la culture médicale, nous voulions aussi créer un espace de partage d’informations, pour apprendre à faire entendre notre voix et être actrices de nos parcours de soins. RedMAMI est cet espace.
Un axe important du plaidoyer de RedMAMI concerne les interprètes. Vous citez l’enquête confidentielle périnatale de 2024, qui a examiné les cas de 24 femmes récemment immigrées avec des barrières linguistiques dont les nouveaux-nés sont décédés. L’étude a montré que, bien que 96 % d’entre elles aient eu besoin d’un interprète, seulement 27 % en ont bénéficié. Quels sont les principaux obstacles à une communication inclusive, et quelles en sont les conséquences ?
Le premier problème est que beaucoup de sage-femmes ne semblent pas connaître la procédure pour demander un interprète. Et quand elles la connaissent, c’est souvent long et compliqué, donc mal adapté à la prise de décision rapide que nécessite un accouchement.
Le second est qu’elles ont un temps très limité à consacrer à chaque femme – et gérer les barrières de la langue prend du temps. Imaginez-vous demander à quelqu’un de répéter la même chose deux ou trois fois: au bout de la quatrième fois, si vous n’avez toujours pas compris, vous abandonnez et dites « d’accord ». Votre visage ne dit pas « d’accord ». Mais la sage-femme n’a pas le temps de prêter attention à votre langage corporel, elle doit faire le travail de trois personnes.
J’ai vu des améliorations ces dernières années : j’ai récemment rencontré une sage-femme spécialisée qui travaille exclusivement avec des réfugiés et des demandeurs d’asile. Elle intervient dans quatre hôpitaux, donc elle est clairement surchargée, mais c’est un début.
Quand vous ne comprenez pas pleinement ce que quelqu’un vous explique, il est très difficile de connaître toutes vos options, de vous sentir en confiance pour poser des questions et demander des clarifications. Cela peut vous amener à accepter des procédures et des parcours médicalisés que vous n’auriez peut-être pas souhaités autrement. Si vous avez des vulnérabilités antérieures dans votre histoire et que vous ne vous êtes pas sentie assez en confiance pour les mentionner, cela peut mener à des issues tragiques, comme le montre l’enquête MMBRACE.
L’autre risque qu’impliquent des informations officielles inaccessibles est que les femmes aillent s’informer auprès de leurs proches, de leurs amies, de leurs communautés: des espaces où les histoires les plus traumatisantes sont souvent les plus racontées. Et la peur ne favorise pas un accouchement serein: elle inonde le corps d’adrénaline, inhibant la production d’ocytocine essentielle à l’accouchement. Le plus important en salle d’accouchement, c’est d’être pleinement présente, confiante et en confiance envers les personnes qui s’occupent de vous.
Comment fonctionne RedMAMI ?
Nous avons deux niveaux de participation. Il y a celles qui veulent simplement obtenir du soutien, rencontrer d’autres mères et recevoir des conseils, lors des événements et à travers le groupe WhatsApp. D’autres s’impliquent dans l’animation du réseau et la prise de décision.
On travaille à la création d’ateliers thématiques et de visuels en espagnol et en portugais, pour expliquer comment fonctionne le parcours périnatal en Angleterre. À ce stade, on cherche surtout à identifier quelles ressources sont nécessaires à travers des questionnaires. En attendant, on se soutient mutuellement, pour se sentir moins seules.
On a tenu notre première réunion récemment, et les personnes présentes étaient surtout des soignantes: une doula, une conseillère en lactation, une pédiatre – toutes souhaitant empêcher d’autres femmes de vivre des expériences négatives de soins maternels. De se sentir perdues, non écoutées, invisibles.
Merci pour tous ces éclairages, Rubi. Pour finir, une question que je pose à tous mes invités : qui prenez-vous soin, et qui prend soin de vous ?
Je prends soin de mon fils, Emilio, 10 ans. Mon compagnon prend soin de moi, il cuisine pour moi. Et mes amis, même si la plupart ne sont pas au Royaume-Uni, sont mon pilier émotionnel.
Dans ce contexte, d’origine mixte autochtone et européenne.



