Les pères d'aujourd'hui sont-ils féministes?
Entretien avec Marine Quennehen et Myriam Chatot, sociologues
Myriam Chatot est sociologue, spécialiste de la famille, du genre et de la santé, rattachée au Centre Max Weber, à Lyon. Marine Quennehen est sociologue spécialiste de la famille, du genre et de la prison, rattachée au Centre interdisciplinaire de recherche sur les familles et les sexualités de l’Université catholique de Louvain.
Leur livre, “Être un père féministe: mission impossible?”, paru en octobre aux Éditions Textuel, pose un constat central: celui d’une déconnexion entre des perceptions de changement dans l’implication des ‘nouveaux pères’ et une réalité qui reste très inégalitaire1.
Cette déconnexion découle en partie d’un décalage de repères. Les hommes se comparent à leurs propres pères, par rapport à qui ils sont en effet bien plus présents. Mais les sociologues, les féministes et de nombreuses femmes évaluent plutôt l’implication des pères à la lumière de celle de leurs conjointes – qui portent encore souvent l’essentiel des responsabilités familiales.
Dans cet entretien pour The Fifth Wave Institute, les deux sociologues interrogent les obstacles qui empêchent encore l’essor d’une véritable paternité féministe.
Malgré l’impression d’un vaste changement dans la paternité, vous notez que le temps que passent effectivement les pères avec leurs enfants n’a pas tant augmenté. Et même lorsque le temps est mieux réparti, les études qualitatives montrent une implication toujours asymétrique au sein du couple, que viennent éclairer des notions comme celle de charge mentale.
Est-ce qu’il faudrait, selon vous, faire évoluer le débat au-delà de la notion de ‘présence’ vers celle, plus explicite, de ‘père compétent’ ou de ‘père capable’?
Marine Quennehen: La question deviendrait assez vite qui s’approprie la notion de père capable ou compétent. Si ce sont les hommes qui s’auto-définissent comme tels, on en revient à la même problématique: ils sont plus capables et plus compétents que leurs grands-pères, mais pas forcément aussi compétents que leurs conjointes.
Il faudrait définir quelles sont les attentes: est-ce qu’être compétent, comme le montrait Michèle Ferrand, ce n’est pas seulement donner le biberon, mais connaître la dose de lait en poudre, savoir laver, stériliser et ranger le biberon. Ça peut être purement cosmétique d’ajouter de nouvelles catégories si le contenu reste flou.
Myriam Chatot: En entendant l’expression père capable, je trouve l’enjeu d’autonomie. C’est ce qui ressort des entretiens que j’ai faits avec des pères en congé parental à plein temps: être seul avec l’enfant les place en situation de responsabilité, et ça les oblige à devenir autonomes. L’idée est ensuite que chaque couple puisse fixer ses standards sur ce qu’implique l’autonomie.
Comme on le dit dans le livre, les normes de la ‘bonne parentalité’ sont fixées par un certain nombre d’institutions et par les classes moyennes supérieures. Le risque en développant cette idée de “père capable”, c’est donc aussi que ça devienne un nouveau moyen de stigmatiser les pères de classes populaires.
Parce que si ces pères ne sont ‘pas capables’, ça sous-entend qu’il faut les rééduquer, mettre en place des dispositifs – alors que bien souvent s’ils le sont en effet peu, c’est qu’ils ont peu de temps, peu de ressources économiques ou culturelles.
Marine Quennehen: Le plus important, c’est que les pères se sentent, eux, capables d’agir, de prendre en charge un enfant sans la présence de leur conjointe. La notion d’autonomie permet de confronter la réalité d’une paternité ‘à côté’ de la conjointe qui donnerait les instructions.
Le vocabulaire de l’éducation revient souvent dans le livre: stratégie du mauvais élève, rôle pour les femmes de transmission des savoirs parentaux. Ces dernières ‘éduquent’ leur conjoint; il y a une certaine infantilisation des hommes comme étant ‘à l’école de la parentalité’.
Mais paradoxalement, ces mêmes hommes mettent régulièrement en avant leurs compétences sur le plan professionnel. Ils ne voient pas d’incompatibilité entre leur infantilisation à la maison et leur autonomie au travail. C’est une dissonance étrange.
M.C.: C’est une infériorité totalement compatible avec leur masculinité parce qu’elle est liée à des tâches elles-mêmes perçues comme inférieures.
Une étude d’il y a quelques années sur la prise en charge des tâches ménagères à l’armée montrait que ces tâches sont reléguées aux ‘bleus’, aux conscrits tout en bas de la hiérarchie. À l’époque où on avait un service militaire obligatoire, ça apprenait à toute une classe d’âge d’hommes que faire le ménage, c’est dégradant, inintéressant. Et que c’est dans l’ordre des choses que les femmes s’en occupent.
Donc eux voient bien qu’il n’y a pas de prestige à faire ces tâches. En revanche, cette perception peut aussi bénéficier à ceux qui au contraire s’investissent beaucoup dans la sphère privée, et qui du coup sont valorisés un peu comme des héros: ils s’intéressent à quelque chose que les autres trouvent secondaire.
Vous parlez de discours qui “capitalisent sur la paternité”2, rendant le sujet de plus en plus consensuel tout en effaçant la dimension politique du combat féministe. Et en même temps, on peut voir ça comme le destin inévitable de tout mouvement social, qui se dilue à mesure qu’il se propage. N’est-ce pas quand même une victoire féministe, quelle que soit sa forme?
M.Q.: C’est toujours positif que l’importance de la paternité grandisse. Mais en dehors de certaines niches sociales, je suis malheureusement assez pessimiste sur l’étendue de ce consensus. Quand on voit par exemple les commentaires sous un article paru à la suite d’un de nos entretiens… Il y a encore beaucoup de résistance. Et même lorsque les mentalités changent, il y a une grande réticence à se dire ‘père féministe’ ou même allié du féminisme. Le mot fait peur.
Il y a de vrais changements individuels, notables, chez certains hommes. Des pères changent leurs dynamiques professionnelles, ont de vraies discussions avec leurs conjointes pour agencer équitablement leur parentalité. Mais au niveau du panorama général, le changement de fond est beaucoup plus lent.
M.C.: Il y a eu des victoires conséquentes grâce aux combats féministes, c’est indéniable. On peut affirmer sans trop hésiter que de dire “Il faut que les hommes s’impliquent plus dans la sphère privée” est devenu relativement consensuel. Mais qu’est-ce qui se cache derrière ce ‘plus’? C’est ça que vient interroger notre livre.
On retrouve aussi ce sentiment de dilution du combat au niveau politique.
M.C.: Absolument. Quelque chose qu’on ne mobilise pas dans le livre, c’est la réforme du congé parental de 2014, qui a réservé une partie du congé prévu au deuxième parent. Elle a été votée dans le cadre de la loi sur l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, et présentée comme une révolution qui allait tout changer.
Mais quand on regarde les discours des parlementaires, on se rend compte que les arguments tournaient surtout autour du travail. Les voix favorables à la réforme se préoccupaient principalement d’encourager les femmes à retourner dans la sphère professionnelle; et les voix d’opposition, de protéger les entreprises et le rôle de pourvoyeur de revenus des hommes.
Donc d’un côté ou de l’autre, le bien-être des parents et des enfants, et notamment l’impact des congés sur la santé mentale périnatale, étaient assez peu pris en compte. La considération centrale était que l’inscription principale des deux parents doit être le travail, que rien ne doit trop déstabiliser le statu quo économique.
D’ailleurs, contrairement à la réforme allemande qui avait permis à 20% des pères de prendre ce congé contre 3%, la réforme française a eu un effet négligeable.
On remarque dans le livre que la perspective des enfants eux-mêmes est souvent peu considérée dans les choix des pères autour de leur paternité. Vous rapportez notamment l’expérience d’un père qui expliquait en entretien que ses enfants lui ont demandé de moins travailler le mercredi; il leur a répondu qu’il ne pouvait pas, parce que sinon ils ne pourraient plus aller au ski et à l’école de voile.
Mais à aucun moment il ne leur a demandé ce qu’ils préféreraient eux entre passer les mercredis après-midi avec leur papa ou aller au ski une fois par an. La paternité apparaît presque plus comme un rôle social, une liste de devoirs et de tâches à accomplir, que comme la construction d’une relation à l’autre.
M.Q.: C’est quelque chose qui est ressorti assez clairement de mes travaux sur les pilotes et les stewards. Pour les hommes dans ces métiers-là, la famille est une variable parmi d’autres, loin d’une priorité. Eux ont souvent l’impression d’être des pères modèles, parce qu’ils ont des horaires atypiques et donc sont là à des moments où d’autres travaillent, et parce qu’ils peuvent offrir un haut niveau de vie à leurs enfants. Ils ne se rendent pas compte de ce que signifient pour leurs enfants et leur couple les absences prolongées de plusieurs jours.
Les femmes pilotes ou hôtesses de l’air, elles, sentent le poids de cette absence de manière accrue. Elles préparent tout en amont avant leur départ, les repas, les vêtements, organisent les gardes et les déplacements; elles sélectionnent leurs vols en fonction des enfants, des évènements familiaux. Et pourtant, on leur reproche de faire un métier “Disneyland”. Leurs enfants se plaignent qu’elles ne soient pas là; à l’école, on leur dit ‘Vous avez mauvaise mine’ ou ‘On ne vous voit pas beaucoup’.
Elles incarnent l’absence, alors que celle du père ne paraît poser aucun problème. Leurs conjoints instrumentalisent même la parole des enfants pour leur dire, ‘tu vois, ils sont tristes quand tu n’es pas là.’ Donc la perspective des enfants est prise en compte, tout d’un coup – mais surtout pour culpabiliser la mère.
M.C.: Il n’y a pas de secret, une relation interpersonnelle se développe avec du temps, de l’écoute, de l’attention, de la disponibilité: du care, finalement. Plus les pères sont présents – soit parce qu’ils ont fait les choix pour ou qu’ils y ont été amenés par une bifurcation de trajectoire – plus ils prêtent attention à l’enfant en tant que personne.
Par exemple, un de mes participants était saturé par le travail, au bord du burnout. Sa conjointe a menacé de le quitter car elle aussi n’en pouvait plus. Pour réorganiser sa vie et ses disponibilités et préserver son couple, il a changé de travail. Et grâce à ça, sa perspective sur la paternité a changé, elle aussi: il a appris à mieux connaître ses enfants, leur personnalités. Aujourd’hui, il va chercher son aîné à l’école, ils discutent et son fils saute dans les flaques sur le chemin du retour, c’est un moment de complicité.
Ce thème de la prise de conscience qui suit une crise ou une ‘bifurcation de trajectoire’ revient souvent, à la fois dans le livre et dans les représentations culturelles. C’est cette image du père qui se rend compte – trop tard, après un burnout, une grosse dispute, un divorce – que ça ne valait pas le coup, qu’il est passé à côté de la relation avec ses enfants, qu’il a trop fait porter à sa femme.
Comment faire en sorte qu’il n’y ait plus besoin d’une crise pour amener une telle prise de conscience?
M.C.: Malheureusement, ces regrets sont trop souvent vus comme une fatalité. Une enquête d’il y a quelques années demandait à des pères d’enfants mineurs, “Avez-vous l’impression de passer moins de temps que vous le voulez avec vos enfants?”. Près de la moitié répondait oui.
À la question suivante, “Que vous inspire cette réalité? Insatisfaction, frustration, culpabilité?”, c’est l’insatisfaction qui ressort le plus, alors que les mères pencheraient bien plus pour la culpabilité. Ça montre déjà que prise de conscience ou non, beaucoup de pères se sentent enfermés dans le travail et ont l’impression de ne rien pouvoir y changer.
Cela étant, ça aiderait sûrement d’avoir plus de réflexions transparentes à la fois sur la richesse de la paternité et sur ses regrets amers. On parle dans le livre des pères qui mettent en avant leur bonheur d’être papa, qui montrent qu’ils sont présents; un homme nous a dit, “le féminisme nous a permis d’être un couple heureux”; d’autres m’ont confié qu’ils ne s’attendaient pas à aimer autant leurs enfants.
C’est essentiel de partager ça, et il faudrait aussi que d’autres se fassent plus entendre sur ce qu’ils n’ont pas fait, sur comment ils auraient pu faire mieux – notamment de la génération de nos parents chez qui ce sentiment est assez répandu3, pour éviter aux jeunes générations de reproduire leurs erreurs.
M.Q.: En effet, quand on a interrogé des hommes sur leurs ‘personnes ressources’ avec qui parler de ce que ça fait de devenir père, peu pouvaient en nommer. Le discours qu’ils recevaient de leurs proches masculins était surtout, “Ne t’inquiète pas, tu verras sur le moment, n’y réfléchis pas trop.” Ils se socialisent entre eux presque à une forme de passivité consciente, à ne pas se raconter, ne pas dire s’ils éprouvent des difficultés.
Donc il faudrait amener les hommes à se questionner plus en amont sur la dimension profonde de la paternité, sur ce que ça change à leur intériorité et à leur couple. On attend énormément des femmes qu’elles parlent de leur maternité, c’est une expérience qui se transmet de manière intergénérationnelle. Mais on entend rarement un beau-père raconter sa paternité à son gendre ou lui donner des conseils.
À quoi ressemblerait une réforme en profondeur des congés de naissance?
M.C.: À des congés parentaux obligatoires, bien rémunérés, plus longs. Un congé paternité aligné sur le congé maternité, pour un temps essentiel de coprésence au début, suivi de périodes fractionnées qui ne puissent pas être prises en même temps. En l’état, le congé maternité est encore facteur de stabilisation des inégalités. Il faudrait aussi cesser de considérer comme principale et prioritaire la disponibilité au travail, versus la parentalité comme un hobby dont il faudrait constamment s’excuser à ses employeurs.
M.Q.: Et au-delà du focus exclusif sur le couple parental, il y a un immense enjeu d’urbanisme pour repenser nos modes d’habitation et tendre vers un modèle plus collectif.
On vit dans des espaces qui ne sont pas faits pour que les enfants circulent seuls, soient autonomes, où les temps de trajet peuvent être longs, les communautés sont éclatées. Pouvoir compter sur d’autres parents, sur nos familles, c’est parfois difficile quand les gens vivent loin, mais ça permet vraiment d’alléger la charge. Et ça crée autour des enfants des réseaux de soutien essentiels, une multiplicité de modèles et de liens. Il faut sortir d’une vision de l’éducation comme reposant exclusivement sur deux personnes.
Le risque, c’est que même une telle organisation communautaire repose encore sur les femmes. Certains appellent à la création d’un “congé grand-mère”, par exemple, sans forcément réaliser qu’ils continuent à allouer le travail de care exclusivement aux femmes.
M.Q.: Absolument, il faut se poser la question de qui fait vivre le village. Et adapter nos institutions à ce nouveau paradigme: j’ai reçu beaucoup de témoignages de pères qui ont dû se battre avec des crèches pour être marqués sur leurs fiches comme parent à contacter au même titre que la mère.
Certains couples créent des adresses communes, parce qu’on n’a pas l’habitude d’envoyer les informations concernant les enfants à deux adresses mail. Et il faut s’assurer derrière que l’adresse commune ne devienne pas par défaut celle de la femme.
M.C.: Le fait d’informer systématiquement les pères pourrait aussi bénéficier à beaucoup d’hommes de classes populaires, qui ne peuvent pas être présents à la sortie de l’école, par exemple. S’ils avaient certaines informations, ils pourraient se sentir plus impliqués, poser des questions, alimenter le lien. Ça élargirait encore cette notion de ‘présence’ sans forcément rajouter des normes inégalitaires.
Enfin, de qui prenez-vous soin, et qui prend soin de vous?
M.C.: Je prends particulièrement soin de mes parents. Pas de manière quotidienne, ils sont autonomes, mais plutôt sur le plan psychologique. J’essaie de les faire parvenir à verbaliser certaines choses, à s’ouvrir sur certains non-dits, à prendre conscience de leurs émotions. Surtout pour mon père. C’est une génération qui ne parle pas, donc il y a un enjeu de socialisation inversée à les ouvrir à la parole. Et d’autre part, mes amis et mes partenaires prennent soin de moi.
M.Q.: Je prends surtout soin de mon partenaire, ma colocataire et ma lapine. Ce sont mes êtres quotidiens. Pour prendre soin de moi, j’ai la chance de pouvoir compter sur mes copines, très féministes et pour qui le care est très important, ainsi que sur mon partenaire.
La construction d’une société du ‘care’ n’en est qu’à ses débuts. Pour nous aider à la faire advenir, vous pouvez faire un don grâce à un abonnement.
Si vous souhaitez collaborer avec l’institut, n’hésitez pas à contacter melina@fifthwaveinstitute.com.
Note des autrices en page 10 du livre: “Dans cet ouvrage, nous avons choisi de nous focaliser sur les pères hétérosexuels , car nos enquêtes ont exclusivement porté sur cette population. Afin de préserver la cohérence de notre analyse, nous n’élargissons pas notre propos aux paternités gays ou trans.” Elles recommandent notamment la lecture de La paternité gay de Martine Gross (2012) et de l’ouvrage collectif La paternité transgenre (Laurence Hérault, dir., 2014).
Comme définie dans le livre: “Ici, nous reprenons le terme de capitalisation défini par Verquere en tant que « processus d’accumulation par lesquels les pères acquièrent du capital matériel et symbolique par l’obtention d’une visibilité, une reconnaissance et une position valorisée dans l’espace social » (Verquere 2023, 257).” Verquere, Laura, 2023, « Les fabriques du problème public du congé paternité au prisme du genre », thèse de sciences de l’information et de la communication sous la direction de Joëlle Le Marec, Paris, Sorbonne Université.
Les autrices notent d’ailleurs dans le livre que les analyses et discours sur la parentalité sont trop souvent restreintes à la petite enfance, les études sur les relations parents-enfants s’arrêtant souvent autour de 3 ans.


